Odyssée d'un bois du fleuve - tableau conte by Run's

Publié le par run.s



Peins sur un akaba de pirogue (tableau de bois qui ferme l'arrière de l'embarcation). Ce morceau d'épave a été trouvé entre les goyaviers de Saut maripa, sur le Fleuva Maroni, en face du village d'Apatou.


Odyssée d'un bois du fleuve

 


Il était dans un pays enchevêtré, un roi fort et respecté.

Valeureux, il avait gagné moultes batailles et vaincu nombre d'ennemis pour avoir seulement droit à la vie. Cette humble victoire l'avait pourtant conduit au haut rang qu'il tient aujourd'hui. Dominant le royaume de Canopée, il voyait le moutonnement de ses sujets s'étager sous lui, par-delà la colline, au-delà les saignées des fleuves et des criques, jusqu'à l'horizon infini.

Personne n'aurait su compter, en siècles ou années, le temps qu'il trônait là.

Mais si sa mémoire oubliait, les scarifications de sa peau rugueuse et ridée se souvenait des milles anecdotes que la forêt qui avaient laissées.

Là, maman jaguar avait laissé les traces de sa douleur en mettant bas ses deux petits. Ils avaient grandi, joué. Elle s'était reposée entre les vastes racines et puis s'en était allée. Maître maïpouri avait séjourné d'une longue route pour fuir la sècheresse. Aras et toucans avaient crié dans ses ramures et les singes nombreux en avaient fait leur terrain de jeu. Et ce moignon de branche avait dû être abandonné pour éviter la prise mortelle du ficus assassin. Ces années-là, il avait conclu un pacte avec la colonie termites dont il avait nourri le féroce appétit de son propre bois. Elles avaient fini par s'en aller, prenant un peu plus qu'elles ne devaient...

Et les légendes qui marquaient sa peau de bois étaient aussi nombreuses que les feuilles qu'il portait.

Mais toutes les légendes sont appelées à tomber un jour dans l'oubli. Si personne n'est là pour les conter, les faire perdurer...

Et, pour un arbre, ce moment arrive-t-il le jour où il entend résonner les bruits de la cognée ? Où les vibrations des coups se répercutent jusqu'à son sommet ?


Les arbres ont-ils une vie, après ?

Laissons leur raconter :


C'est un très lointain souvenir pour moi que ce matin-là, qui se dilue encore dans mes multiples vies d'après. J'ai senti, au plus profond de mes fibres, que mon règne sur les hauts bois était terminé. Depuis que ces minuscules terrestres m'avaient entouré, jaugé et condamné. Ils ont fait place nette, tranchant les lianes, enlevant des arbes alentour. Ils m'ont séparé de mes racines. Je me suis senti vasciller. Souvenir fort et flou d'une chute sans fin, des froissements, des déchirements, des craquements de mes voisins. D'un grand sursaut, et d'une angoissante immobilité dans les senteurs de feuilles en décomposition, dans ce monde inquiétant de mille grouillements.

Alors, on m'a ouvert et puis brûlé. Mon écorce s'est écartée, on a étayé les bords, puis longuement gratté. Affiné une pointe, vers l'avant et bouché l'arrière d'une sorte d'une solide panneau. Puis on a rehaussé mes bordages, on m'a tiré jusqu''à l'eau.

J'ai commencé ce jour-là mon destin de pirogue.

On m'a installé des bancs et longuement calfaté avec des tôles et du carton cloués. Et pour finir, offert une superbre peinture en art tembé sur l'avant de ma bosse. Elle appelait les esprits du fleuve à la clémence et de toujours protéger les passagers et les marchandises que je transporterais.

J'ai voyagé le long du fleuve. Des mois et des années. Les hommes pagayaient durement et, parfois, quand les sauts du fleuve étaient trop hauts ou trop bas, me hissaient par la terre. Ils restaient longtemps dans les villages. Nous naviguions sans hâte. En ce temps là, pas un pouce de mon bois qui n'était imprégné de leur sueur.

J'aimais ce temps paisible. Ils me surveillaient sans arrêt. Ils étaient prompts à apposer une rustine quand je faisais eau, à repeindre quand un éclat avait sauté... Nous pêchions des poissons merveilleux, nous explorions de petites criques voûtées de verdure où les rayons du soleil perçaient comme à travers les vitraux des cathédrales.

Nous prenions le temps, nous étions complices.

Et les moteurs sont arrivés.

Sous leur puissante poussée, je sentais mes membrures craquer, et se vriller ma structure sur toute sa longueur.

Nous prenions toujours plus de personnes, toujours plus de frêt. Nous devions aller toujours plus vite, sans plus respecter le rythme du fleuve, les hauteurs des sauts.

C'est ainsi qu'un beau jour, bien trop chargés et pressés, pour une arrivée mal nécociée, une vague m'a happé. Elle m'a totalement submergé. Le moteur a hurlé. J'ai vu arriver le rocher. Mon avant a explosé. Et j'ai plongé dans un enfer de forces énormes. Roulé, basculé, heurté, arraché.

C'est la dernière fois que je me suis senti entier.

J'ai souvenir de morceaux éparpillés qui me quittaient au gré des courants.

Mon esprit est resté dans cette planche de bordée-là, je ne sais pas pourquoi.

J'ai flotté un moment à la surface du fleuve. Des oiseaux sont venus me visiter. Puis je me suis senti plus lourd, et j'ai flotté entre 2 eaux. Puis me suis allongé tout au fond, saturé d'alluvions.

Je me souviens des saisons au rythme de la fureur du fleuve qui venait me cueillir dans la vase et m'emmenait toujours plus loin. Combien de crues depuis ?

Et puis, sur une île du fleuve, un palétuvier m'a tendu ses racines. Je m'y suis abandonné.

Un canoë est arrivé. On m'a dégagé de ma gangue de vase, trempé, lavé, retourné, observé.

Mon destin n'était pas de revenir à la boue du fleuve et de continuer ainsi mon voyage en poussière poussée par le courant.

Mon destin serait-il d'être oeuvre d'art ?

Publié dans Tableaux-contes

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